La sente sinue dans la pinède jusqu'au bijou de pierres suspendu à flanc de coteau entre deux vallées. Nous arrivons à Notre-Dame du Carla, petit sanctuaire perché au-dessus du vide, sur une presqu'île d'arbustes.
Nous arrivons. En réalité, nous anticipons car nous sommes en marche. Plus prosaïquement même, nous additionnons nos pas pour qu'ils nous portent jusqu'au lieu de bivouac. Ce ne sera pas le dernier car il nous faudra encore une journée de marche dans la bruine pour parvenir à Rieunette.
Mais voilà que nous nous projetons déjà dans le futur. Incorrigible esprit humain qui s'acharne à songer à tout ce qui lui semble meilleur, ailleurs ou dans le temps, plutôt qu'à l'instant qu'il vit. Le Père Michel nous l’a fait comprendre au cours d'un topo sur les résolutions que nous prenons en goum et que nous nous hâtons de remettre au lendemain… jusqu'à ce que nous les oubliions.
"Ne prendre qu'une résolution, deux au plus, qui soit faisable, nous enseigne le chanoine qui a inauguré son premier raid par un bain forcé dans une rivière. En outre, la mettre en pratique dès aujourd'hui, dès ce présent que nous vivons."
Nous partons sans montre ; nous vivons dans une durée qui n'est plus chronométrée par de stressantes aiguilles. Le réveil du soleil sonne le nôtre, la fin de la messe et le point topo l'heure du départ. Les secondes prennent la même cadence que nos pas. Sans autre repère que le soleil ou les activités, nous perdons la notion du temps, pour le prendre à la mesure du présent, le seul moment qui nous appartienne et que nous pouvons donc offrir à Dieu. Cela me rappelle cette prière bien connue et ô combien intemporelle :
Vis le jour d’aujourd’hui,
Dieu te le donne, il est à toi.
Vis-le en Lui.
Le jour de demain est à Dieu, il ne t’appartient pas.
Ne porte pas sur demain le souci d’aujourd’hui.
Demain est à Dieu : remets-le-Lui.
Le moment présent est une frêle passerelle :
Si tu le charges de regrets d’hier,
De l’inquiétude de demain,
La passerelle cède et tu perds pied.
Le passé ?
Dieu le pardonne.
L’avenir ?
Dieu le donne.
Vis le jour d’aujourd’hui en communion avec Lui.
Et s’il y a lieu de t’inquiéter pour un être bien-aimé,
Regarde-le dans la lumière du Christ ressuscité.
Ce qui appartient déjà au passé, ce sont ces cinq journées de route dans les collines des Corbières. Les militaires prennent la tête, d'autres le temps de s'arrêter devant le paysage qui diffère de vallée en vallée ; d’autres encore s’attardent pour admirer la cour classique de l'abbaye de Lagrasse où vit notre chanoine. C’est aussi cela, le goum : passer à quelques mètres de son lit bien douillet pour se contenter d'un tapis de sol.
Ce sont les bivouacs où, suivant scrupuleusement les instructions laissées par Jean, nous versons le riz jaune dans la quantité d'eau mesurée au millimètre près par Sandrine ou Yvette. Les ignares diront que le riz jaune n'est qu'un colorant sans goût ; nous avons vérifié : pour un goumier, le riz jaune du soir n'a rien à voir avec le riz blanc du matin ! De même, ce n’est qu’en goum que nous retrouvons toutes les saveurs cachées dans un morceau de sucre...
Après une journée de marche sous le soleil du Midi, nous découvrons en nous de nouveaux ressorts pour improviser une course de natation ou une chorale impromptue menée par Aloÿs et Chantal. Jamais les habitants de Bouisse n'auront entendu un tel « Cantique des trois enfants » à quatre voix !
Le passé, ce sont aussi ces veillées où nous formons un cercle autour du feu, capuches rayées sur la tête. Nous ressemblons sans doute à ces ermites cathares que singent les enfants du village, mi-amusés, mi-effrayés. C'est à la lueur des flammes que nous apprenons à nous connaître grâce à un petit jeu de mémoire préparé par Marc et Marie-Emmanuelle, nos lanceurs. C'est ainsi que Louis sera la Loupiote de notre raid, Héliette l'Hélicoptère qui ramènera au bivouac le Marteau de Manon grâce à la Corde de Clémence. Puis Stéphane nous explique sa vie dans un foyer d'anciens toxicomanes et David son expérience à Point-Cœur.
L'avenir, ce sera dès ce soir Notre-Dame du Carla, demain le passage du Pas de Madame, après-demain le festin que nous préparent les cisterciennes de Rieunette, qui surpassera certainement toutes les recettes ruisselantes de lait et de miel que Laurent égrène au long des journées. Plus tard, notre vie d'études ou de travail reprendra ses droits. Ce ne sera finalement qu'une poursuite de notre route de goumier.
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